mardi 4 février 2014

LE PRINTEMPS ET LES LARMES QUI VONT AVEC - Bruxelles-Midi (AURr 28)



AURr 28 - Le Printemps et les larmes qui vont avec - Bruxelles-Midi

Le premier titre est un texte lu et écrit dans le train entre Liège-Guillemins et Bruxelles-Midi. Le deuxième est l'enregistrement d'un trajet entre Bruxelles-Midi et Liège-Guillemins. C'est un document sur la vie de navetteur.

Ci-dessous, le texte original qui avait été présenté à l'expo "Navetteurs" à Recyclart. Une sorte d'exutoire, une guérison, un doigt d'honneur à la fatalité.

"en avant!"

ART: photographie d'un tableau de Fra Angelico - La guérison de Palladia par saint Côme et saint Damien (v.1438-1443) - à la National Gallery de Washington DC.



Le 24 juillet.

Avant midi
Je traverse un pont, il est tard. Je traverse un pont, je n’y vois pas grand-chose. Il fait nuit, je n’en vois pas la fin.

Midi
Je suis parti avec Thibault, je croyais être seul. Nous étions à travers champ, nous nous éloignions doucement de la ville. Le soleil commençait à se coucher, il n’y avait personne. Nous étions déjà loin quand la musique a commencé à résonner. Nous avions du mal à identifier le bruit. C’était comme si ça n’existait pas. Nous entendions la même chose. Nous n’en avons pas parlé mais nous entendions la même chose, j’en suis sûr.
C’était très doux, ça a commencé à remplir nos cerveaux, progressivement. C’était horrible et très doux à la fois. C’est devenu menaçant.
Nous étions à travers champ, déjà bien loin, dans les étendues jaunes et vertes, à perte de vue. Rien, juste des champs. Nous marchions. Nous avons marché longtemps. Très longtemps. Nous étions seuls et nous avons commencé à entendre la musique. Nous hésitions à revenir vers la ville. Nous cherchions un hangar, un endroit d’où pouvait provenir tous ces sons. Mais il n’y avait rien.
Nous voulions rêver une dernière fois, un rêve clair, net et précis. Une fête pour oublier, une dernière fête et puis c’est tout.

Il est 12h46. Je suis dans le train. Je dois m’arrêter à Bruxelles-Midi.
De Liège à Louvain, nous avions droit aux grandes étendues du paysage Hesbignon, ça m’a fait penser à Thibault. J’avais envie de m’y perdre une dernière fois avec lui. Une dernière célébration, calme et tranquille.
La gare de Louvain, ce n’est déjà plus la même chose, ça m’a réveillé. Les champs ont laissé la place à des constructions de plus en plus monstrueuses. Je n’ai plus le temps ni l’envie de repenser à ces beaux moments passé à rêvasser. Je me demande si le siège en face de moi ne pourrait pas craquer sous la pression de mon poids, de la force, de toutes mes forces, j’essaie de le déraciner de sa stupide place de siège pour navetteur décérébré. Rien n’y fait. J’ai perdu une bataille. Je ne sais pas si je dois y accorder de l’importance.
Soit, je vais devoir remettre mes chaussures, nous arrivons à Bruxelles-midi et je dois me présenter sous mon meilleur jour.
Période de congé. Fin juillet. Les bureaux sont vides. Je n’ai plus rien à panser d’autres que les quelques maux fondamentaux des humains en fin de vie. Leur faire rêver d’un hypothétique appartement à La Panne. J’aimerais que nos échanges se passent désormais de la sorte. Une relation longue durée sur base d’un achat à la côte belge. Un prêt constitué d’envie et de négligence.
17h35
Reprise d’un train à destination de Liège-Guillemins. La climatisation est en panne. Il doit faire à quelque chose près la même chaleur qu’à Skopelos en plein soleil. Mes camarades Belges étouffent et suent comme des pourceaux. Je décide de rester dans le wagon. Pour une fois il y a de la place, je peux étendre mes jambes.
27 juillet
08h24
Nous arrivons à Louvain. J’imagine une ouverture sur la plaine, remplie de cadavre, de jeunes garçons agonisants. L’état du monde.

18 septembre 2012. 18h56. Direction Liège.
J’ai senti le cadavre me bruler les pieds. Nous avons essayé d’avoir une conversation.
- Tu connais la raison de ma visite ?
- Si je connais la raison de ta visite ?
- Oui.
- Tu ne devrais pas poser de questions.
- Il fait de plus en plus froid, je suis un cadavre, ton voisin a fait souffler le froid, l’air conditionné.
- Tu es mort ?
- Je suis mort, oui.
- Alors tais-toi.

Ce genre de conneries, somnolent, d’un bout à l’autre du trajet. Rêvasser un mélange Stephen King - Mister Bean. Je bouffe du foin. Il y encore suffisamment de soleil que pour se tenir éveillé.

19 :00 mercredi

Vraiment. C’est comme gérer l’apocalypse à 12 ans. Sans savoir où donner de la tête. En plein soleil. À 13 ans. Peut-être un peu plus. Pas beaucoup plus. C’est vraiment la merde. Au moins la spontanéité. Ça jouera. Ça va jouer. Je l’espère. On s’en fout. On espère tous. C’est nul.
C’est triste. Infiniment triste. On est dans la merde. Une vaste merde purulente. C’est comme n’importe quelle vision d’apocalypse du mec lambda. Vraiment de la merde. La merde totale. En pire. Vision de de la merde en pire. Je sais plus quoi faire. Il ne sait plus quoi faire. Ce putain de train est en retard. Comme si nous n’avions que ça à foutre. Attendre encore un peu plus. L’échéance. Le tas de fumier libéré. Retour au bercail. Mise à mort programmée pour le lendemain matin. Partir en fumée sans considération. Comment encore pouvoir penser dans ces circonstances. Tout est dans la merde. Nous sommes dans une horrible merde et je vous encule. Il n’y a plus que ça faire. Se défouler. Insulter. Devenir minable. Aimer devenir minable. N’en avoir rien à foutre et trouver ça minable. Être en colère pour de bon. La dernière colère. Et crever. Crever en paix. Avoir tout gerbé jusqu’à la lie. Être obligé d’agir au milieu d’un champ en plein soleil. À 12 ans. Crever d’avance et ne me parlez pas de plaisir. Cette musique est infiniment triste. Les lacérations.
19 :08
J’ai faim. J’ai soif. Je commence à être malade. Nous arrivons à la gare. Je dois encore attendre un autre train. Je pense à une connaissance. Qui aujourd’hui m’a gentiment fait chier. Il a dit « c’est vraiment dommage, elle a un copain. Un connard de footballeur »
J’aime encore bien l’idée finalement. Il a dit ça presque en criant. En pleurant. En souffrant. La frustration la plus abrupte.
17h12. Vendredi.
J’ai écrit des textes avec Thibault. On était absorbé. C’était plus tôt dans la journée. Au milieu de la FNAC. Au milieu des livres. Thibault m’a tendu un bic. On s’est assis tous les deux entre deux rayons. Tranquillement. On a écrit sur nous-même. Tout ce qu’on savait depuis le début. Sans travestir. On a beaucoup espéré. Thibault m’a dit « c’est comme si on avait 16 ans et qu’on était allé faire du skate, au centre commercial. C’est dimanche mec. »
08:14
J’ai quitté Liège pour le wagon. J’avais envie de rester. Si vous saviez à quel point le mélange d’odeur de clope et de parfum est délicieux, vous viendriez avec moi tous les matins. Cette femme vient de Barvaux ou Petit han, j’en suis sûr. Je les connais là-bas. J’aimerais bien y vivre. Elle sent la clope de Rome Détente.


Yves Billet